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Carnaval
6 novembre 2011

La personne déplacée

La personne déplacée

 

Il y a environ deux mois, Monsieur le pasteur Pierre Maury, se rendait au Centre Protestant d’Etudes et de Documentation à Paris et demandait à sa directrice Mademoiselle Claire Julien, de bien vouloir faire ronéotyper l’article de Morvan Lebesque que nous reproduisons ci-dessous. Monsieur le pasteur Pierre Maury en recommandait en effet l’insertion dans les journaux régionaux du Protestantisme français. Dans cette manière du pasteur Pierre Maury de passer par-dessus les préjugés établis pour saluer la vérité où qu’elle puisse se trouver, nous décelons un des traits attachants de sa personnalité.

 

 

 

Il est amusant, le placard publicitaire qui annonce dans Libération, la publication des souvenirs de Charlie Chaplin, « Même si Jésus Christ était président des USA, je ne reviendrais pas en Amérique », déclare Charlot. Je n’ai évidemment pas encore lu ces souvenirs, quoique je me doute bien du genre de comptes que le plus grand acteur vivant doit y régler avec son pays d’adoption ; au surplus j’ai écrit ici même que l’Amérique avait détruit une de nos meilleures raisons de l’aimer en expulsant Chaplin. Mais c’est la formule employée qui me gène. Elle me parait banale, par ce que purement gratuite : somme toute, uniquement publicitaire en effet.

 

Jésus-Christ ne peut pas être président des USA.

Ou alors, il ne serait plus Jésus-Christ. Eh ! Dira t’on , quel est cet article de foi ? Oh, il est simple : hors de toutes les croyances et de toutes les églises. Récusât-on Bibles et dogmes, il n’appartient à personne de chasser de l’histoire l’image de cet homme inspiré, faible et désarmé, n’ayant d’autre pouvoir que celui de la parole et qui proclama l’amour, fut passé à tabac sous Ponce Pilate et mourut dans les supplices réservés aux derniers esclaves. Aucune révolution philosophique et politique n’empêchera cet homme d’avoir existé et d’avoir légué un message où les meilleurs peuvent se reconnaître. Seulement, son immense originalité historique, justement, était de ne pas présider, ou diriger quoi que ce fût. Au temps de Jésus-Christ, le Président s’appelait Pilate, l’Archevêque Caïphe et le Roi, Hérode. Et il y avait des dizaines de Princes et de chefs, des centaines de dignitaires, des milliers d’hommes importants qui « présidaient » bien dans quelque chose, dans l’armée, dans la magistrature, dans les corporations, dans le commerce. Mais Jésus-Christ, lui, ne présidait en rien. Il était juif –le dernier peuple sur terre- et ouvrier –le dernier état- . « Fils de Dieu », disait il , mais selon l’état civil, fils de Joseph, charpentier, tâcheron de village « qui ne possédait même pas une vigne ».  Et ce fut ce dernier homme Yésu-hen Yoseph, ce pauvre entre les pauvres, ce prolétaire, ce non-président de rien du tout qui fut cloué sur la croix. Rien de commun, oh ! non ! avec M. Eisenhower.

 

Cependant, à tout prendre, l’hypothèse de Chaplin n’est tout de même pas complètement absurde. C’est que tout au long des siècles, l’état de Jésus-Christ a quelque peu changé. Les Eglises et les gouvernements, les Papes et les Césars l’ont décloué de son pilori et l’ont élevé, peu à peu, aux dignités suprêmes. Ils en ont fait un chef, un roi, un prince, un président à leur image. Le Président qu’on acclame, qu’on encense, devant lequel on se prosterneet dont on prétend recevoir et transmettre les ordres ; le Président dont le nom vénéré couvre toutes les erreurs et toutes les injustices. Ce président aujourd’hui n’a que trop réussi,il n’est que trop évidement présidentiel dans ses palais et dans ses temples, dans ses ors et dans ses pourpres. En plusieurs pays où son règne est assuré, il ressemble un peu trop à un Président du Conseil d’Administration de l’Univers. Il en a tous les caractères : l’éloignement, la morne dignité, l’irresponsabilité, l’indifférence aux petits, l’intolérance, la surdité, l’aveuglement. Et c’est pourquoi, aujourd’hui, des millions d’hommes, les pauvres, les ouvriers, ses frères, se détournent de lui et ne le reconnaissent plus.

 

 

Si Jésus Christ revenait de nos jours. – ah ! certes je crois qu’il serait encore ce qu’il fut de son temps, un scandale. Je crois même qu’il serait excommunié Songez-y : la semaine dernière, l’Eglise n’a elle pas rejeté les derniers prêtres ouvriers qui persévéraient dans ce qu’elle appelle leur erreur. – leur erreur de s’être faits ouvriers comme leur Maître ? Pourtant si Jésus-Christ  revenait, il serait ouvrier, bien sûr. On le verrait pousser le rabot, la varlope… Mais non : les temps sont changés, le siècle est plus dur. Le métier de charpentier n’est plus le dernier des métiers. Christ aujourd’hui serait métallo à la chaîne, mineur de fond, manœuvre, même pas : il serait nègre dans l’Amérique des Sudistes ; il serait Nord-africain chez nous, il serait bicot comme il était juif du temps où les juifs étaient les bicots du proconsulat romain. Ayant assumé la pire misère de son époque, c’est cette condition là, la pire, qu’il se réserverait aujourd’hui. S’il revenait. Comme hier : pour proclamer que les hommes sont égaux et pour en mourir.

 

 

Nègre, Nord Africain ? Je lui fait la part belle : l’imagination des dieux et des prophètes va sans doute plus loin. Il est un état, le pire de tous, celui des apatrides. Vous rappelez vous cette histoire qui date de deux ans à peine, de l’homme qui n’avait plus de nom, plus de patrie, qui était indésirable chez Eisenhower comme chez Staline et qui voyageait en cargo, assis sur une caisse, sans pouvoir aborder nulle part. Si Jésus Christ revenait peut être serait il cet homme : le voyageur sans patrie, plus malheureux que le voyageur sans bagage. Une personne déplacée errant entre une double rangée de barbelés. Personne déplacée il l’est déjà, d’ailleurs sans même avoir besoin de revenir.

 

Le mot n’est pas de moi, quoique j’eusse donné cher pour l’avoir inventé : il est d’un lecteur, d’un des amis du Canard qui vint la semaine dernière nous rendre visite. Comme nous parlions de ce qui fait toujours un peu l’objet de cette chronique : « Oui me dit il, Dieu est une personne déplacée, ou ce que nous appelons Dieu ou ce que chacun de nous porte en lui d’aspiration, d’amour, de sens de la vérité, de la justice que les peuples ont appelé Dieu. Les Eglises, les Etats, les Codes et les Morales se le sont tellement approprié et l’ont tellement défiguré, qu’on ne peut plus le chercher nulle part, le trouver nulle part, il n’a plus de maison, plus de toit, plus de pays, plus de refuge… sauf en nous même. Sauf en tout homme qui a fait le choix et qui s’y tient : l’unique choix, celui d’Emerson : entre le repos et la vérité.

 

Morvan Lebesque Le Canard Enchainé … environ Janvier 1956)

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